Un peu de lyrisme...

Si l'on s'échange un objet, on en possède chacun un.
Si l'on s'échange une idée, on en possède deux chacun...

Un spectre hante le Monde : le spectre du logiciel libre. Dans tous les pays son déploiement est l'objet de violentes polémiques, dans toutes les assemblées il enflamme les esprits, des tractations représentant des sommes considérables sont en cours pour favoriser ou gêner son développement, et irrémédiablement chacun est destiné à se poser un jour la question de son adoption.

Si l'on pense que le logiciel libre n'est qu'une question informatique, on peut être étonné par l'ampleur que prend le débat. Mais il n'est pas seulement une solution technique, c'est aussi une philosophie, et il contient des enjeux énormes en ce qui concerne la démocratie, la culture, la souveraineté nationale et la compétitivité des économies.

Cependant, tout ce cirque s'enfonce dans l'absurdité et ces débats, s'ils sont nécessaires, n'en sont pas moins agaçants. La nature même du logiciel étant d'être libre on ne devrait pas avoir à se battre pour le libérer.

En fait, nous sommes victime d'un retournement complet du problème : c'est l'établissement d'une industrie basée sur le logiciel propriétaire qui fut le véritable coup de force et l'objet de la bataille la plus rude. Le mouvement en faveur du logiciel libre n'est en rien révolutionnaire, il est seulement la réponse évidente à cette industrie contre-nature.

Le propriétaire : un modèle économique inadapté

L'apparition du logiciel est très importante dans l'histoire économique car elle porte l'idée nouvelle que l'abondance peut exister. En économie classique, l'abondance n'existe pas sauf en ce qui concerne l'air et le lumière du soleil (et encore, on peut discuter ce point), tous les autres biens et services sont rares.

Or un logiciel est une idée et non un objet ou un service, il est entièrement dématérialisé à la manière d'une formule mathématique ou d'une recette de cuisine. Copier un logiciel ne coûte rien sinon un peu d'électricité, électricité qui ne serait de toute façon pas économisée si l'on renonçait à cette copie.

Jusqu'à l'apparition de l'informatique grand public, à la fin des années 1970, la question ne se posait pas, on faisait des affaires plus sur le matériel et le service que sur le logiciel qu'on laissait libre.

Donc pour réussir ce tour de passe-passe, il a fallu fermer les sources des logiciels afin d'en faire le centre de son business model. On a dû transformer les idées en objets car seuls les objets créent les conditions de rareté nécessaires.

Sûrement un peu paniqués par ce qu'ils avaient entre les mains et qu'ils ne comprenaient pas, les promoteurs du logiciel propriétaire ont cherché à calquer le commerce du logiciel sur celui des autres biens plutôt que d'être réellement innovants et de bâtir un modèle sur mesure.

Mais le public refusa rapidement cet état de fait et estima à juste titre avoir le droit de disposer librement de ce qu'il avait acheté, en faisant par exemple des copies. L'industrie du logiciel propriétaire usa donc de mille techniques pour défendre coûte que coûte un modèle de toute façon inadapté à son secteur d'activité : licences restrictives, clefs d'activations, dispositifs anticopies, logiciels espions, poursuites judiciaires, lobbying actif... Tout ceci est parfois associé à un discours décrivant les revendications légitimes des consommateurs comme étant du piratage.

Mais à chaque fois, ces nouvelles barrières s'effondrent et ces entreprises sont prises dans une course éperdue qui peut les mener tout droit à leur déclin. En effet, le déploiement désespéré de l'arsenal coercitif coûte cher et monopolise une grande partie de leurs ressources humaines et capitalistiques. Une monopolisation qui va de plus représenter, nous pouvons en faire le pari, une part sans cesse croissante de ces ressources et provoquer leur étouffement. L'industrie du logiciel propriétaire ne présente plus aujourd'hui le visage jeune et dynamique qu'il avait il y a vingt ans, il est devenu un oligopole de structures bureaucratiques et conservatrices.

La solution est pourtant simple : ce n'est tout simplement pas ainsi qu'on fait des affaires avec le logiciel.

Le logiciel libre à la rescousse

Le retour du bâton est venu avec l'explosion d'Internet à la fin des années 1990 : le support matériel perdit sa pertinence et les contournements des restrictions furent plus aisés. Le public est aussi devenu plus informé et moins manipulable. Le mouvement en faveur du logiciel libre a donc grandi et donne aujourd'hui des coups de butoirs de plus en plus violents contre l'industrie illégitime.

Les principaux changements ont déjà eu lieu : aujourd'hui, les entreprises innovantes de l'industrie du logiciel ne cherchent plus à baser leurs revenus sur la vente du logiciel et le service est redevenu leur centre d'activité. Les applications ne devenant que le produit d'appel pour des services à haute valeur ajoutée, beaucoup ont décidé de produire du logiciel libre, comme par exemple Novell, Sun Microsystems, IBM et RedHat.
Pourquoi donc ? Car le logiciel libre présente beaucoup trop d'avantages pour s'en priver : il coûte moins cher à produire, il réunit autour de lui des communautés d'enthousiastes qui contribuent à tous les niveaux, et il est aussi une marque de qualité, d'honnêteté et de standing vis à vis des clients.

Attention cependant, on peut vendre du logiciel libre; le premier succès du libre, Emacs, était d'ailleurs vendu 150 dollars à sa parution. Les distributions de GNU/Linux existent souvent en deux versions : la communautaire qui ne contient que le logiciel, et la commerciale qui associe le logiciel au service et qui est payante. D'autres entreprises n'hésitent pas à vendre des solutions libres, seulement cette vente ne représente plus le cœur d'activité de l'industrie, juste une source de revenus supplémentaires.

Contrairement à certaines idées reçues (et même si l'indéniable proximité philosophique peut en donner l'illusion), le logiciel libre n'est pas un mouvement utopiste et gauchiste prenant à contre pied le commerce du logiciel, non il est au contraire l'incarnation la plus pure de cette industrie. Le logiciel libre est un marché d'une grande intensité, propice à l'innovation et hautement concurrentiel, un marché où les principales barrières techniques et juridiques sont tombées pour le plus grand bénéfice des consommateurs.

Par son caractère extraordinaire, par son extraction des schémas économiques classiques, l'industrie du logiciel pourrait même être le lieu où s'annihile l'éternel conflit idéologique, celui où les principes moraux (une donnée à ne surtout pas négliger pour comprendre le phénomène) embrassent pleinement les exigences économiques les plus sévères.

Laissant les utilisateurs disposer librement de leurs logiciels, le business model de l'industrie libre est pleinement en phase avec son secteur d'activité, il est débarrassé des contradictions inhérentes au logiciel propriétaire et de ses coûts faramineux, il peut se concentrer sur la production d'un service de qualité atteignant souvent un niveau d'excellence auquel n'ont jamais pu prétendre des sociétés comme Microsoft.

Conclusion

Dans le secteur du logiciel, les entreprises dominantes de demain seront celles qui sauront intégrer au plus tôt le logiciel libre dans leurs affaires. Une intégration qui ne devrait pas constituer beaucoup de difficultés car le libre trouve parfaitement sa place dans le système économique actuel : ces exigences ne concernent que le code des programmes et son utilisation et il est toujours possible de capitaliser sur tout le reste, en particulier sur la marque (ce que Mozilla fait avec succès). De plus, les logiciels libres sont loin d'être une jungle et sont régis par des licences claires transposables dans les droits nationaux.

Se sentant peut-être dos au mur, le propriétaire semble deviner qu'il ne peut pas gagner en engageant une lutte loyale. A la manière des majors du disque, il implore donc les gouvernements de mettre en place un dispositif législatif assurant sa survie (quoique ce modèle n'est en fait pas réellement menacé de mort, il sera toujours le plus pertinent pour une poignée de marchés de niche).

En cette fin d'année 2005, le débat autour du projet de loi DAVDSI en est la plus parfaite illustration.


Mise à jour du dimanche 11 décembre 2005 :

Un article de la Tribune du samedi 9 décembre, intitulé Le piratage de logiciels a bon dos, défend la même thèse. Je reproduis ici la conclusion :

Mais par leur politique tarifaire excessive, leur situation monopolistique pour certains et leur absence de concertation pour d'autres, les professionnels ont créé leurs propres anticorps. Quant on fait 80 à 90% de marge sur un produit, comment réclamer des tarifs élevés de licences auprès de PME indiennes, chiliennes ou mêmes françaises qui peinent déjà à payer leurs outils de production? Et s'étonner que ces mêmes clients piratent ou, mieux se tournent, vers le logiciel libre?

Les éditeurs doivent comprendre que la solution, s'il y en a une, ne viendra pas que des entreprises et des gouvernements mais aussi d'une réflexion sur leur modèle économique.