Boum chi boum

Ce soir au dîner, j'ai écouté d'une oreille distraite les aboiements d'un américain qui cherchait à convaincre ses compatriotes que le reggae c'est de la mauvaise musique car c'est tout le temps la même chose, "boum chi boum"...

Cet avis cavalier se base peut-être sur le caractère répétitif, quasi hypnotique, du skank, ces accords de piano ou de guitare joués un temps sur deux. C'est dommage car c'est surtout dans le mauvais reggae qu'on peut trouver le skank envahissant, donc potentiellement pénible. Blâmer tout le style musical, c'est comme reprocher au rock ses power chords, qui sont utilisées avec ingéniosité et parcimonie par les meilleurs, mais grossièrement et systématiquement par d'autres.

Ou alors, il évoque le fait que certaines chansons se ressemblent vraiment, mais alors vraiment beaucoup, comme si elles avaient le même accompagnement instrumental. Et bien, pour ce point.... oui, c'est souvent le cas ! Et c'est fait exprès en plus. On dit dans ce cas que les deux chansons partagent le même riddim, ou qu'elles sont deux "versions" du même riddim.

C'est le riddim, man

Dans le reggae, c'est comme dans le rap : les parties instrumentales sont indépendantes des parties vocales et sont le plus souvent produites en amont. Elles appartiennent aux producteurs qui les mettent à disposition des chanteurs ou rappeurs. Par exemple, quand on dit que Kanye West a produit Dreams de The Game, ça veut dire qu'il lui a fourni la partie instrumentale sur laquelle le rappeur "s'est posé". Cette partie est appelée le "beat" dans le rap et le "riddim" (un mot jamaïcain dérivé de "rythm") dans le reggae.

En Jamaïque, dans les années 1960, les bons musiciens rythmiques (batterie, basse...) étaient beaucoup moins nombreux, et donc bien plus chers, que les chanteurs. C'est donc la partie instrumentale qui étaient la plus onéreuse lors d'un enregistrement, et la réutiliser permettait de faire de substantielles économies.

Cependant, ce qui a commencé par une astuce financière est devenu une source passionnante de créativité, et c'est ce que je veux vous montrer dans ce billet.

Un exemple : Artibella

Ska, reggae, riddim, version, dub, toast, discomix... On en profitera pour aussi présenter toutes ces notions obscures propres au reggae, au sein ce grand graphe qui suit le parcours de l'un de mes riddims préféré, Artibella :

   

1

Chanson

Ken Boothe & Stranger Cole – Arte Bella

[Prod. C. Dodd, 1965]

Au départ, une chanson ska (un style musical jamaïcain des années 1960). Le reggae n'existant pas encore en 1965.

   
   

Reprise

   

Cliquez sur un titre de morceau pour charger la vidéo dans l'emplacement ci-dessous :

 

2

Chanson

Ken Boothe – Artibella

[Prod. Phil Pratt, 1970]

La chanson est reprise 5 ans plus tard dans un style reggae (donc, avec un tempo plus lent et une rythmique plus chaloupée), par le même chanteur mais avec un nouveau producteur (et enregistrée au Randys).

Le riddim est la piste instrumentale de la chanson. Ce cas où le riddim est issu d'une chanson est courant, mais il peut aussi être directement créé par le producteur et son orchestre, puis proposé aux chanteurs.

Usage

6

Discomix

Ken Boothe, Kalphat & Big Youth – Artibella

[Prod. Phil Pratt, ???]

Le reggae était diffusé en vinyles 7 pouces tournant à 45 tours/minutes. Les albums étaient très rares et destinés à l'export. La durée d'une chanson était donc strictement limitée à 4:30. Cette durée limite s'est allongée à 12:00 au milieu des années 1970, grâce aux nouveaux singles 12 pouces.

Apparaissent alors les discomix, des titres combinant deux morceaux partageant le même riddim, souvent la chanson principale et son dub.

Ici, 3 titres sont réunis dans le discomix.

   

Isolation

 

Import

4

Chanson

Al Campbell - Rasta Time

[Prod. Phil Pratt, 1974]

Le producteur réutilise le riddim pour créer d'autres chansons, pas forcément avec le même chanteur.

Usage

3

Riddim seul

Phil Pratt All Stars – Artibella (Version)

[Prod. Phil Pratt, 1970]

Le riddim est isolé et attribué au producteur et son orchestre ("house band").

On entend un peu la piste vocale sur ce titre, c'est probablement dû à la mauvaise isolation sonique dans un studio. Pour éviter ceci, il faut enregistrer d'abord le riddim, puis les voix, comme illustré dans cette superbe vidéo du Black Ark.

Usage

5

Instrumental

Kalphat - Raw root

[Prod. Phil Pratt, 1975]

Le riddim peut aussi être utilisé comme base pour des morceaux instrumentaux (avec du mélodica, ici !).

On estime qu'un riddim est utilisé 5 fois en moyenne, mais certains peuvent être utilisés des dizaines de fois.

 
 

     

6

Riddim seul

The Upsetters - Non diffusé

[Prod. Lee Perry, 1972]

Un riddim peut aussi être vendu à un autre producteur qui peut l'utiliser comme tel ou le réenregistrer avec son groupe.

Lee Perry l'a réenregistré deux fois avec les Upsetters, voici la première.

8

Riddim seul

The Upsetters - Non diffusé

[Prod. Lee Perry, 1973]

Cette deuxième version a été enregistré peu après, sûrement avec une nouvelle équipe, puisque les Upsetters de 1972 ont quitté Lee Perry pour devenir les Wailers en 1973.

Le public l'a découverte en tant que partie centrale du medley Operation, qui conclu l'album Rythm Shower.

11

Instrumental

Augustus Pablo - Hot & Cold (Version)

[Prod. Lee Perry - ???]

Là aussi avec du mélodica !

 

 

7

Chanson

Junior Byles – Fever

[Prod. Lee Perry - 1972]

Une reprise de la chanson Fever de Peggy Lee.

 

9

Chanson

Susan cadogan – Fever

[Prod. Lee Perry - 1975]

Le premier usage de ce nouvel enregistrement du riddim est ici aussi une interprétation de Fever.

 

10

Chanson

Milton Henry - This World

[Prod. Lee Perry - 1975]

Une autre chanson qui est ma version favorite.

   

   
   

12

Dub

The Upsetters – Influenza

[Prod. Lee Perry - 1975]

C'es un dub : le mix est plus puissant, avec plus de basses, souvent moins de pistes et agrémenté d'effets divers (reverb, delay, phaser...).

Il est censé valoriser les compétences en mixage du producteur et provoquer un état psychédélique chez l'auditeur.

   
   

   
   

13

Toast

Jah Lion - Hay Fever

[Prod. Lee Perry - 1976]

Un toast est forme de chant parlé sur le riddim ou sur un dub. Comme le rap, il a comme origine les proclamations et interjections des DJ des sound systems ou des block parties.

   

Hier soir, j'étais à table avec une anglaise et trois jamaïcains. L'un deux dit qu'il est chanteur, qu'il a même une chanson signature. Comme nous le supplions, il demande à la barmaid de diffuser sur la sono le riddim, apparemment célèbre, qu'il a utilisé.

Utiliser un riddim existant lui a initialement permis de se concentrer sur le song writing de sa chanson, et lui permet aujourd'hui de la chanter devant nous avec son accompagnement plutôt qu'a cappella. Je trouve ça génial.