A combien de degrés celcius faut-il que la température descende pour atteindre le zéro absolu ? Je l'ignore mais je présume que ce n'est pas loin de 32 degrés au dessous de zéro.
Car moins 32, c'est la température qu'il fait ici, à Helsinki, depuis le début de la semaine et j'ai du mal à en imaginer de plus basses. Oh bien sûr, si on se contente de se fier aux prévisions météorologiques, on pourrait croire qu'il ne fait "que" moins 22 degrés, mais les finlandais ont l'habitude, ils savent que les thermomètres sont à l'abri du vent, bien au chaud dans des petites boîtes, alors que le vent souffle et nous fouette. Il faut toujours retirer dix degrés aux prévisions.
Il fait froid. J'ai d'ailleurs tenté de profiter d'un long trajet en bus pour écrire ce billet mais le froid avait gelé l'encre de mes stylos. Il fait si froid. Même les gourous locaux grelottent.
Hier soir, Jurgen et moi avons décidé d'aller nous réchauffer dans le Finlandiatalo où se produisait des concerts de grande musique (je n'ose plus dire "musique classique" depuis que j'ai bachoté les pages consacrées de Wikipedia). Moi qui ai plus l'habitude d'écouter les Gravediggaz ou les Libertines, j'ai été agréablement surpris par l'une des deux représentations.
Plus qu'un concert, j'ai vu une lutte. Une lutte violente et à l'issue tragique qui fut mise en scène en trois actes, comme le veux le canon dramatique : le Lac Enchanté de Ljadov, le second Piano Concerto de Prokofjev et le Sacre du Printemps de Stravinsky, soit trois œuvres de trois compositeurs modernes russes.
Après une introduction très classique où l'orchestre joue une musique dont la beauté peine à cacher l'ennui, la pianiste arrive et commence à jouer Ljadov seule. Le jeu est étrange, il fait part belle aux dissonances, le rythme est boiteux et le malaise est palpable. Je me suis à ce moment amusé de penser qu'il n'y a pas beaucoup de différences entre le jeu de cette pianiste reconnue et mes délires alcoolisés de fin de soirée sur le piano d'Irri Churi.
Mais j'ai tiré cette conclusion trop vite car l'orchestre sort soudain de son silence et couvre le piano. A ce moment, miracle! chacune des excentricités de la pianiste est comblée par le jeu de l'orchestre.
On peut à se moment croire que, sous la contrainte de l'orchestre, la pianiste s'est pliée aux règles et s'est mis à jouer normalement; et bien ce n'est pas du tout le cas, elle continue même à s'enfoncer dans sa transe, frappant le piano puis le caressant jusqu'à sembler s'affaler sur le clavier, tout ceci en balançant frénétiquement sa tête. Un moment furieuse, un moment docile, Elizabeth Leonskaja incarne la folie irruptrice dans la mécanique huilée de la musique de l'orchestre.
L'illusion d'une domestication de la pianiste est en fait dû aux efforts déployés par celui-ci pour gommer la folie, et ce mariage improbable de la dissonance et de son refus est d'une grande beauté, si bien qu'à la fin de chaque acte, la pianiste semble vaciller et adouci son jeu comme pour déclarer forfait devant l'évidence. Un moment de silence, le public retient son souffle, et la lutte reprend de plus belle à l'acte suivant, le moment culminant étant le Stravinski.
Le troisième acte s'achève dans une déflagration sonore et la pianiste, vaincue, quitte la scène. Mais le public, de la même façon que les spectateurs de combats de gladiateurs levaient le pouce, l'acclame. Elle revint, s'assellit sur le piano et joua seule un court morceau très mélodique. Cette solitude, ce classicisme, cette symétrie avec le morceau introductif offrent ainsi l'illustration de la tragique défaite de la folie.
Oui, les forces conservatrices avaient gagné. Oui, l'ennui était revenu. Et il ne nous restait plus qu'à quitter la salle.