Voici le petit guide pratique pour se faire refuser l’entrée en Afrique du Sud en ne prononçant que cinq phrases.

The early bird catches the storm

Après une nuit presque blanche, je me lève à 5 heures du matin, je prend le bus de Gaborone à Pretoria. La sortie du Botswana se passe rapidement et simplement. Je reçois mon tampon et je contemple mon passeport avec tendresse et satisfaction.

Mon passeport est le journal de mon tour du monde : mon entrée en Birmanie via la Chine occupe la première page, puis toute mon aventure est contée sur 15 feuilles, et il me reste en gros une page vide pour mon dernier pays, l'Afrique du Sud (j’ai même renoncé au Zimbabwe pour ne pas remplir mon passeport avec le visa de trop).

L’entrée en Afrique du Sud s’annonce plus compliquée, avec un bureau visiblement désorganisé et une bonne heure d’attente. Mais ce n’est pas grave. J’étais sur un petit nuage et je croyais alors que rien ne pouvait me contrarier. J’étais naïf.

Première phrase

Hello, how are you?

Je me présente devant une dame avec mon passeport et mon billet de sortie du territoire (un vol du Cap à Paris le 21 décembre). Après de longues lectures et relectures des deux documents, elle me signale que je n’ai pas assez de place pour un tampon sur mon passeport.

Je vois de quoi il s’agit. Je m’étais renseigné il y a un moment. Une règle imposerait un certain nombre de pages vides. Mais je sais aussi qu’elle est obscure et peu respectée. Et je voulais naïvement penser qu’elle ne s’applique que pour les visas, car c’est ainsi dans la quarantaine de pays qui exigent des pages vides. Et le tampon est si ridiculement petit...

Je suis donc très à l’aise et confiant pour la suite. Oui, j’étais naïf.

Deuxième phrase

You have enough place for 15 stamps.

Je lui dit avec le sourire. Elle s’agace et commence à crier que j’ai besoin de deux pages vides, que c’est une honte, et que je n’aurai jamais du me présenter à elle avec ce passeport, ce qui réveille les collègues autour qui commencent à commenter la situation.

Morceaux choisis :

  • "Qu’est-ce que c’est que cette histoire de pages vides ?"
  • "C’est obligatoire mais une seule suffit."
  • "C’est une page vide minimum pour un visa, mais deux pour un tampon."
  • "Une seule suffit, même pour les tampons, si ce n’est pas la dernière. On ne tamponne jamais la dernière de page d’un passeport."
  • "C’est n’importe quelles deux pages ou deux pages consécutives ?"
  • "Les pages vides obligatoire, c’est que pour les visas, pas pour les tampons."
  • Et ma petite préférée : "On a jamais appliqué cette règle jusqu’à maintenant."

Je suis le spectateur perplexe de cette cacophonie qui met la fille en colère.

Troisième phrase

Why do it needs two full blank pages for such a small stamp?

Je n’ai pas pu m’empêcher d’intervenir une dernière fois auprès de mon interocuteur avec cette simple mais cruciale question. Pourquoi ? Elle hurle policy, puis implore ces collègues d’aller vérifier sur "Google, Google, Google, Google, Google...".

Dans la pièce, c’est la panique : personne n’a la moindre d’idée du pourquoi de cette curieuse règle et les échanges sont vifs. Je n’ai pas dormi, je suis épuisé et j’ai des difficultés à m’amuser du fait que leur source d’information soit Google et non un document officiel interne.

Un policier intervient et demande qu’est-ce que c’est que ce bordel. Il s’adresse à la fille, qui a lâché prise et qui crise complètement. Pendant ce temps, une autre fille me dit discrètement : "Revient à 15:00, elle aura fini sa journée et on te le tamponnera ton passeport".

Le policier demande alors qui est le troublemaker. C’est moi, évidemment. Il regarde mon passeport et me dit : OK, no worries. Forget them and let’s stop this non-sense. I will help you, come with me. Enfin ! J’étais si naïf...

Nous sortons du bâtiment. Le bus est parti sans moi et je vois mon sac sur le parking. Je le récupère et nous commençons à nous diriger vers... le poste frontière botswanais ! La mauvaise direction... je m’inquiète.

Quatrième phrase

You are taking me back to Bots', you are not helping me!

Continuant à marcher, le policier sort de ses gonds. Stop the bullshit. Let’s talk men to men, now. Je suis d’accord pour parler, mais il ne dit pas un mot de plus. J’étais complètement perdu sur le moment, mais mes copains botswanais pensent qu’il me tendait la perche pour être corrompu. C’était ça, l’aide qu’il proposait.

Je commence à perdre mon sang froid moi aussi. Je crains alors que si je repars au Botswana, je recevrai deux tampons supplémentaires (entrée puis sortie) et je n’aurai désormais plus du tout de page vide. Je ne pourrai alors définitivement pas aller en Afrique du Sud, mais pas non plus dans les pays avec visas on-arrival.

Je croise mentalement ma carte de voyages et la carte des visas : un unique pays me sera alors accessible en Afrique, le Sénégal. Bref, je me sens piégé et je souhaite récupérer mon précieux document.

Cinquième phrase

Can I have my passport back?

Il refuse de me le rendre et adopte une posture physiquement très menaçante.

Nous arrivons à l’administration botswanaise et le policer donne l’ordre de tamponner mon passeport. Oui, vous avez bien lu, un policier sud-africain a donné un ordre formel à un fonctionnaire botswanais, qui s’est exécuté tête basse. What - The - Fucking - Hell !

Satisfait, le policier quitte la pièce et, sur le pas de la porte, se retourne et me dit : Si tu oses revenir en Afrique du Sud, si je te revois à mon poste frontière, je te fous en prison.

Les agents botswanais, médusés, me disent : "Les Sud-Africains de ce poste frontière, ce sont des malades, il y a toujours du drama avec eux". Puis : "Tu devrais traverser la frontière à Ramatlabama , Pioneer ou Ramotswa, où les gars sont OK".

Ils commencent à se remémorer des histoires édifiantes, et apparemment hilarantes, sur leurs confrères sud-africains, mais je ne les écoute pas. J’ai si faim, je suis épuisé et je m’effondre sur une chaise.

Une fille plus jeune que moi s’approche et pleine de pitié me donne un billet de 200 BWP (16 EUR). Elle me dit : "Avec ta peau blanche, tu me fais penser à mon fils, son père est irlandais". Je ferme les yeux.

Bosbefok

Cette mésaventure est nouvelle pour moi (même si elle me rappelle celle de la frontière thaïlandaise), mais j’ai déjà été le témoin de telles situations dans mon voyage.

Comme l’Inde, comme le Brésil, je crains que l’Afrique du Sud soit un de ces pays en voie de développement tout aussi à l’arrache que les autres, mais qui veut se donner un coté serious business, serious shit, en embrassant la bureaucratie et des règles ubuesques que personne ne maîtrise ni ne comprend.

Je déteste ça. Je ne veux pas passer de nouveau un mois dans un pays comme ça. Je pense que je vais aller au Sénégal si je trouve un billet pas cher, ou au Zimbabwe si le gars qui doit me procurer un laisser-passer tient sa promesse. Sinon, oui, l'Afrique du Sud, d'une manière ou d'une autre, mais à reculons. En moonwalk même !

Ce qui s’est passé ce matin est une leçon de management. Une organisation, quelle qu’elle soit, qui demande à ses agents de faire respecter des règles obscures sans leur expliquer comment, sans leur expliquer pourquoi, génère forcement du stress et de la corruption.

Et de la violence, si les relations entre les agents sont venimeuses et conflictuelles, comme c’est le cas au petit poste frontière de Tlokweng Road.